Tout n’est pas rose pour les librairies LGBTQI+ qui doivent faire face à la concurrence des plateformes numériques, à l’inflation, aux prix de l’immobilier et à la recrudescence des actes de vandalisme. Pour ces commerces, la solidarité est vitale mais n’assure pas toujours leur survie.
Par Etienne Brichet
« Les librairies qui sont uniquement engagées féministes et queer, c’est difficile pour elles en ce moment », constate Solveig Touzé, cogérante de la Nuit des Temps, librairie rennaise généraliste et engagée. En juillet dernier, l’établissement queerféministe Au Bonheur des Dames a fermé ses portes après avoir ouvert à Toulouse en 2021. Dans un article pour Télérama publié quelques jours avant la fermeture de la librairie, les cogérantes, Fatima Farradji et Marianne Vérité, expliquaient ne plus pouvoir se rémunérer correctement, la faute à des charges trop élevées. Aujourd’hui, seule une petite poignée de librairies LGBTQI+ subsistent malgré les nombreux obstacles auxquelles elles doivent faire face.
Une rude concurrence
Quand la Librairie Vigna a ouvert en 2011 à Nice, Françoise Vigna avait déjà assisté à la disparition d’autres librairies LGBTQI+ comme Blue Book Paris en 2008, État d’Esprit à Lyon en 2009, ou encore Les Mots pour le Dire à Marseille en 2010. « Les librairies spécialisées LGBTQI+ ont toujours eu des difficultés. C’était vrai il y a douze ans, et ça l’est encore aujourd’hui », affirme la libraire niçoise. Pour éviter le même destin, Françoise a jugé bon de faire du neuf avec du vieux : « On a compris que si on ne proposait que du livre neuf, on allait disparaître très vite. On a donc décidé d’ouvrir une bouquinerie de livres LGBTQI+ ».
Mais face à des géants comme Amazon et la Fnac, gérer une librairie spécialisée reste une activité modeste. « Ils ont des modalités de livraison qui ne sont pas du tout celles de librairies et ils cassent les prix, surtout pour l’occasion », s’exaspère Françoise. La vente en ligne représente une partie importante du chiffre d’affaires de la librairie parisienne Les Mots à la Bouche. Mais pour Eva Sinanian, une des cogérantes, avoir des frais de port plus chers que ce qui est facturé aux client·es est compliqué. Jusqu’à présent, Amazon et la Fnac proposaient des frais de port à un centime depuis l’interdiction de leur gratuité en 2014. Une situation qui va changer le 7 octobre prochain puisque ces frais s’élèveront à 3 euros minimum pour les commandes de moins de 35 euros. Cependant, certain·es libraires auraient voulu un minimum de 4,50 euros et le Syndicat de la librairie française (SLF) une baisse des tarifs postaux.
Rentabilité et militantisme font rarement la paire. Certaines librairies prennent donc des détours, comme La Nuit des Temps avec son rayon sciences humaine dédié aux questions LGBTQI+ et sa fiction queer intégrée aux ouvrages généralistes. Pour Françoise, les librairies queer tirent difficilement leur épingle du jeu face à des établissements qui proposent les mêmes livres à un public plus large. « Si nous avions été une librairie centrée sur des thématiques LGBTQI+ et féministes, il y aurait probablement plein de gens qui ne seraient pas rentrés », reconnaît Solveig.
Des difficultés financières qui n’épargnent personne
En 2019, l’explosion des prix des loyers avait obligé Les Mots à la Bouche à quitter le Marais après 40 ans d’existence pour s’installer dans le 11ème arrondissement de la capitale. Un déménagement contraint qui s’expliquait par la gentrification du quartier. Aujourd’hui, la librairie estime être à l’abri d’une situation similaire, c’est-à-dire une rupture de bail et un triplement de son loyer annuel. Mais pour les repreneuses de Violette and Co, librairie spécialisée dans les questions lesbiennes et féministes, les prix de l’immobilier parisien restent un obstacle de taille pour un commerce indépendant : « On a regardé dans le privé mais le pas-de-porte pour les locaux commerciaux va de 100 000 à 300 000 euros, voire plus ».
La réouverture aura nécessité un financement participatif, soutenu par les amateur·ices de longue date de la librairie, qui a permis de récolter 172 000 euros. « On savait qu’on aurait des difficultés pour obtenir un prêt auprès des banques qui ne prenaient pas forcément ce sujet au sérieux », confient les cogérantes Olivia Sanchez et Loïse Tachon. Et pour éviter les problèmes financiers, la librairie va intégrer un espace café : « C’est un choix économique qui devrait nous permettre d’avoir un soutien économique un peu plus rentable que la librairie. C’est déjà difficile de survivre en tant que librairie, donc encore plus en tant que librairie engagée ».
Cependant, les temps sont également durs pour la clientèle. Le Syndicat national de l’édition (SNE) a rappelé que le papier représente 5% du prix final d’un livre. Le prix du papier ayant augmenté de 85% en 2022, les livres n’échappent pas à l’inflation. Pour la clientèle queer souvent étudiante et précaire, cet achat devient un luxe qu’elle ne peut plus forcément se permettre. « Les ventes en sciences humaines n’ont pas baissé, mais nous avons remarqué une recrudescence des vols dans les rayons militants. Les catégories de population plutôt minorisées ne sont jamais celles qui sont économiquement les plus à l’aise », se désole Solveig.
Une peur des violences LGBTphobes et d’extrême droite
Afficher son intérêt pour les questions LGBTQI+, c’est s’exposer à de potentiels actes de vandalisme. Pour Violette and Co, cette possibilité a influencé certains choix pour la réouverture qui aura lieu le 10 octobre prochain : « On essaye de se protéger avec des assurances parce qu’on ne veut pas voir tout ce travail saccagé. C’est dommage de ne pas pouvoir afficher et inscrire son identité sur une devanture, de peur de répercussions ». Bien que La Nuit des Temps soit engagée sur les questions LGBTQI+ et féministes, la librairie rennaise estime être à l’abri pour le moment. Une crainte moins présente qui s’explique par l’orientation généraliste de la librairie. « Tant mieux si certaines personnes n’ont pas identifié notre côté engagé parce que cela nous laisse un champ d’action assez large », explique Solveig.
La réalité des actes de vandalisme reste pourtant bien présente. En août, deux librairies militantes ont été ciblées. Dans le café-librairie Michèle Firk à Montreuil, plusieurs livres sur les questions décoloniales, féministes et LGBTQI+ ont été recouverts d’huile avec des tags inscrits au sol : « Sales fachos » et « Marre des fafs identitaires ». Plus récemment, des groupuscules d’extrême droite s’en sont pris à La Brèche dans le 12ème arrondissement, librairie liée au Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA), en la vandalisant avec des tags antisémites et sexistes. « On a vu ce qui est arrivé au Centre LGBT de Tours. Il y a cet équilibre à trouver entre notre envie de visibilité et le danger que cela peut représenter », s’inquiètent les cogérantes de Violette and Co.
Coopérative et solidarités queer
Survivre en tant que commerce LGBTQI+ nécessite de s’adapter. Certains l’ont bien compris en adoptant le modèle de la coopérative. L’intérêt ? L’entreprise est gérée horizontalement par tou·tes les salarié·es qui sont sur un même pied d’égalité pour prendre des décisions, que ce soit sur les salaires, les conditions de travail ou les objectifs de l’entreprise. Cela fait deux ans que Les Mots à la Bouche est une société coopérative. « Cette volonté de passer en coopérative, c’était pour pérenniser l’identité de la librairie et s’assurer que personne, notamment un actionnaire majoritaire, ne puisse changer l’intérêt de la librairie, explique Eva. On s’inscrit dans cette idée d’économie sociale et solidaire. Pour nous, les salariés sont forcément les personnes décisionnaires de l’avenir de leur entreprise. »
Les nouvelles cogérantes de Violette and Co ont également fait le choix de la coopérative : « C’est un modèle juridique, administratif et économique qui est en accord avec nos valeurs et avec lequel nous sommes le plus en accord au sein du système capitaliste ». À l’étranger, des librairies comme l’Euguélionne à Montréal et Bluestockings Cooperative à New-York fonctionnent sur ce modèle. « Il y a de plus en plus de commerces LGBTQI+ qui optent pour la coopérative », constate Eva. Les librairies queer concernées estiment que c’est un choix en adéquation avec les valeurs de solidarité auxquelles elles sont attachées. « L’idée, c’est que Violette and Co ne nous appartient pas. On considère que c’est un lieu collectif et on veut que les gens le fassent vivre et s’en emparent, insistent Olivia et Loïse. Il y a ces difficultés que l’on est en train de rencontrer en tant que librairies féministes et LGBTQI+ qui sont de plus en plus visibles, mais je pense qu’une solution contre celles-ci c’est de se serrer les coudes, faire front, et échanger les bonnes pratiques. »