Dans le sillage de leurs concurrentes américaines, les entreprises françaises ont enregistré l’an dernier des niveaux de démissions records. Afin d’enrayer ou d’échapper à ce phénomène baptisé « Great Resignation » ou « Big Quit », la mise en place de politiques visant à promouvoir la diversité et l’inclusion est considérée, par de nombreux spécialistes des ressources humaines, s’impose comme un préalable.
Par Arnaud Lefevre
Le chiffre a décontenancé les investisseurs, allant presque jusqu’à reléguer l’annonce de bénéfices records au second plan. A l’occasion de la présentation de ses résultats annuels, le 14 février dernier, le groupe de services informatiques Capgemini a en effet indiqué qu’il avait vu partir, en 2021, près du quart (23,5 %) de ses consultants. Du jamais vu dans son histoire. A son crédit, le numéro un français du secteur est loin d’être le seul à faire face à un turn-over aussi massif, certains de ses concurrents internationaux ayant même enregistré des niveaux de démissions encore plus élevés sur la période (25,5 % chez Wipro, près de 35 % chez Cognizant…).
Des niveaux inédits en France
Surtout, le phénomène ne se cantonne pas aux entreprises de services du numérique. Baptisé « Great Resignation », ou « Big Quit », celui-ci est apparu il y a un an aux États-Unis, au début du printemps. Affectant tout particulièrement les acteurs de l’hôtellerie-restauration, du commerce, de la culture et des loisirs, il s’est traduit par plus de 38 millions de démissions sur l’ensemble de 2021 – avec un pic mensuel historique à 6,3 millions en novembre –, soit 23,4 % du total d’emplois recensés dans la première économie mondiale ! Cette tendance a rapidement fait tâche d’huile dans de nombreux pays, dont la France. Comme le confirment les données de la Direction de l’Animation de la recherche, des Études et des Statistiques (Dares), plus de 620 000 démissions et ruptures conventionnelles ont été comptabilisées au cours du seul troisième trimestre 2021 dans l’Hexagone. « C’est tout simplement inédit depuis que cette statistique existe, observe Vincent Meyer, professeur assistant en gestion des ressources humaines et théorie des organisations à EM Normandie, et qui prépare une étude sur le sujet avec plusieurs confrères. Même si l’ampleur du mouvement est sans commune mesure par rapport aux États-Unis (7 % des emplois concernés dans l’Hexagone, contre plus de 23 % outre-Atlantique), le constat est sans appel : les salariés n’ont jamais autant démissionné qu’aujourd’hui dans notre pays ! » En juin et juillet 2021, les taux de démissions y avaient déjà cru à des rythmes records, de respectivement + 10 % et + 20 % en juin et juillet 2021 par rapport à 2019, période pré-Covid.
Une crise du management
Selon les chasseurs de tête, cette situation n’est guère surprenante. « A l’instar des États-Unis, la France a vu son taux de chômage refluer nettement depuis 2015, au point de revenir à ses plus-bas de 2008, signale l’un d’eux. Dans la mesure où il devient plus simple de trouver un nouvel emploi, les salariés mécontents de leur situation professionnelle hésitent moins à franchir le pas. » Cet argument n’expliquerait toutefois pas tout. « L’enquête que nous menons avec mes confrères fait ressortir chez de nombreux salariés deux besoins de plus en plus impérieux, prévient Vincent Meyer : la quête d’un travail qui fasse pour eux plus de sens d’une part, et la recherche d’un management de meilleure qualité d’autre part. » Et l’enseignant de poursuivre. « Nous assistons depuis quelques temps à une forme de taylorisation des métiers du service – le scandale Orpéa l’illustre parfaitement –, qui fait l’objet d’un rejet croissant de la part des intéressés. » Dans une récente étude, le MIT allait même jusqu’à parler de « culture toxique » pour qualifier le mode de management de nombreux grands groupes américains…
Un bilan concluant en Australie
Alors que le cabinet Deloitte évoquait, dans son enquête flash sur les budgets d’augmentation prévisionnels des entreprises françaises pour 2022, une cible médiane de revalorisations salariales de l’ordre de 2 %, la plupart des spécialistes du marché du travail s’accordent à penser que ce levier financier ne suffira pas à protéger les entreprises contre le risque d’exode de leurs collaborateurs. Plusieurs études récentes tendent, il est vrai, à conforter cette analyse. Dans un sondage réalisé l’an dernier par Opinion Way dans l’Hexagone, la moitié des personnes interrogées déclaraient par exemple être prêtes à changer d’emploi dans le cas où le décalage entre leurs valeurs et celles de leur entreprise deviendrait trop important. Et ce, même si ce choix venait à entraîner une baisse de leurs revenus. Parmi les valeurs perçues comme essentielles figurent notamment l’égalité femme-homme, l’esprit d’équipe ou encore la solidarité. « Dans le contexte actuel, la mise en place de politiques de diversité et d’inclusion apparaît plus nécessaire que jamais pour attirer et/ou retenir un collaborateur », conclut Vincent Meyer.
A condition de se matérialiser par des actions concrètes et d’être en cohérence avec la stratégie globale de l’entreprise, cette démarche porterait en effet ses fruits en matière de rétention des talents. Association australienne à but non lucratif, le Diversity Council Australia suit cette problématique depuis 2017. Il ressort de son Inclusion@Work Index 2021/2022 que les salariés des entreprises qui promeuvent la diversité et l’inclusion sont quatre fois moins nombreux à avoir l’intention de changer de travail sur un horizon d’un an que dans les entreprises qui n’ont encore initié aucun développement dans ce domaine. S’agissant spécifiquement des salariés LGBTIQ+, ils sont 51 % à se dire « très satisfaits » de leur emploi dans le premier cas de figure, contre seulement 18 % dans le second.
Mettre en place une politique volontaire d’inclusion de toutes les diversités se traduit par un taux de rétention des talents de plus de 50 % alors que dans le cas contraire, seulement 18 % se disent satisfaits. Si la diversité n’a pas de lecture directe en termes de ROI, son impact est démontré pour renforcer les équipes dans la durée.