Malgré une féminisation « lente mais progressive » de certains secteurs professionnels, les pratiques d’entreprise continuent de favoriser les hommes. Pour autant, toutes les masculinités n’évoluent pas de la même façon dans le monde du travail. C’est ce que constate la sociologue Haude Rivoal, co-autrice de Masculinités (Éd. EPA, 2023). Interview.
Par Etienne Brichet
Selon vous, le travail est un terreau fertile à la masculinité. En quoi répond-elle aux besoins du travail et de l’économie ?
Dire que l’entreprise est masculine, ce n’est pas seulement dire qu’elle est dirigée par des hommes, c’est aussi affirmer que les pratiques d’entreprise favorisent les hommes, notamment ceux qui tendent à correspondre à la masculinité hégémonique : blanche, de classe moyenne ou supérieure, trentenaires ou quadras, hétérosexuel, etc. Certain·es spécialistes estiment d’ailleurs que la masculinité est façonnée pour répondre aux besoins de l’économie parce que le monde capitaliste et la virilité fonctionnent sur les mêmes valeurs de compétitivité, de force et d’endurance. Et dans l’imaginaire collectif, les hommes sont davantage enclins à la fermeté et à l’énergie que les femmes, donc ces derniers semblent d’emblée mieux incarner la figure du travailleur « idéal ».
Cette masculinité hégémonique s’accompagne de prises de risques dans le monde du travail. N’est-ce pas délétère pour les travailleur·euses et l’entreprise ?
La virilité produit des risques et les risques produisent de la virilité. J’ai récemment conduit une partie de l’enquête Virilité, santé, sécurité à la SNCF et nous avons constaté l’existence d’une culture de la virilité qui pousse à prendre des risques au travail. Réciproquement, le monde du travail oblige lui aussi, ou ne laisse pas le choix, de prendre des risques et d’adopter des comportements virils, notamment à cause des cadences. Dans les entrepôts logistiques par exemple, les primes de productivité sont calculées en fonction de la vitesse à laquelle vous allez, vous êtes ainsi encouragés à aller vite et à prendre des risques pour gagner de l’argent, au détriment de la sécurité.
L’ensemble des emplois s’est féminisé mais le monde du travail reste malgré tout fortement marqué par la domination des masculinités. Les progrès en termes d’égalité de genre sont-ils en train de reculer ?
Un certain nombre d’évènements récents, à commencer par le retour sur le droit à l’avortement dans certains pays, prouve que l’égalité n’est jamais acquise. Il en va de même pour le monde du travail. Malgré une féminisation lente mais progressive, il y a des espaces où celle-ci recule, notamment dans le milieu de l’informatique et de la tech (en France, les femmes représentent actuellement moins d’un tiers des effectifs en école d’ingénieur, NDLR). Aux États-Unis, le milieu de la tech fonctionne encore sur des boys club, des hommes qui se cooptent entre eux et qui sur-performent certains codes de genre. Le milieu de la tech et les écoles d’ingénieur essayent de faire des efforts pour intégrer les femmes. Certaines accèdent au milieu de l’informatique mais partent rapidement parce qu’elles sont victimes de violences sexistes et sexuelles ou bien parce qu’il y règne une ambiance masculiniste. Aujourd’hui, les jeunes femmes sont assez au fait des enjeux féministes, ce qui est moins le cas des jeunes hommes qui intègrent davantage les clichés masculinistes comme le montre le dernier rapport du Haut conseil à l’égalité entre les hommes et les femmes.
Il y a donc ces espaces où la féminisation recule et il y a aussi les violences sexistes et sexuelles qui perdurent à tous les niveaux, peu importe les milieux professionnels. Certains y voient une forme de backlash, un retour de bâton post MeToo. Dans l’histoire du féminisme, il n’est pas rare de voir des poussées réactionnaires après une vague de conquêtes dans un certain nombre de droits ou de libération de la parole.
Vous évoquez les effets croisés du genre, de la classe et de la race dans l’étude des masculinités au travail. Qu’avez-vous pu observer ?
En France, les masculinité gays, noires et plus généralement celles qui sont marginalisées ne rentrent pas forcément dans le spectre de la masculinité hégémonique. Il subsiste donc une hiérarchie assez forte autour de la question de l’origine ethnoculturelle, de la classe sociale et de l’orientation sexuelle. La plupart des hommes se construisent autour d’un même modèle de masculinité hégémonique, surtout au travail qui reste un espace relativement conventionnel, mais selon qui on est et où l’on vit, la manière d’exprimer sa masculinité va être différente. Cela a des répercussions sur la manière dont les hommes sont perçus. Les ouvriers et certains hommes racisés sont ainsi plus facilement stigmatisés pour leur masculinité qui va être perçue comme plus corporelle et donc plus visible, tandis que pour les hommes cadres, leur masculinité est vue comme plus policée même si elle n’en reste pas moins violente dans la manière qu’elle a de se construire par rapport aux femmes.
Comment les masculinités gays s’adaptent-elles aux injonctions venant de masculinités plus valorisées au travail ? Sont-elles davantage valorisées dans les métiers dits « féminins » ?
Dans le monde professionnel, on se rend bien compte que les hommes gays hésitent souvent à parler de leur orientation affective. Certains n’évoquent pas cette question pour se faire accepter et ainsi accéder à des rôles de dirigeant, de ministre, etc. On retrouve parfois chez eux une forme de follophobie, un rejet des hommes gays plus efféminés et flamboyants auxquels les portes du pouvoir restent plus souvent fermées.
Si la question de l’orientation sexuelle intervient moins dans les milieux dits « féminins », le genre crée, lui, un effet « d’escalator de verre », une expression qui prend le pendant de celle du « plafond de verre ». Le simple fait d’être un homme permet de bénéficier de stéréotypes associés à des valeurs dites « masculines » comme savoir supporter la pression ou gérer ses émotions. Dans certains métiers dits « féminins », les hommes sont d’ailleurs mieux payés que les femmes. Cela s’explique par un biais de représentation : on considère que les hommes doivent fournir un « vrai travail » pour acquérir des compétences dites « féminines » et liées au care (prendre soin, écouter, transmettre, etc.), tandis que celles-ci sont perçues comme innées chez les femmes.
Peut-on envisager un monde du travail en dehors de toute emprise de la masculinité hégémonique ?
Il semble actuellement impossible de sortir de cette hégémonie masculine dans la manière dont le travail est organisé. Le travail repose sur des valeurs viriles. Mais surtout, c’est un système qui repose sur le travail domestique gratuit des femmes dans les couples hétérosexuels, donc sur leur exploitation. Les hommes n’ont aucun intérêt à remettre en question ce système qui les avantage puisque cela fonctionne avec tous les dégâts que l’on connaît en termes de santé au travail et de normativité. Cependant, certaines femmes font le jeu d’un certain type de management et de profil de dirigeant. Les femmes aussi peuvent être viriles ! Celles qui arrivent au sommet servent d’ailleurs d’exemple pour montrer que les femmes peuvent accéder à des postes à responsabilité. Mais à quel prix ? Ce sont souvent des femmes aisées qui disposent d’aides parallèles et qui peuvent déléguer une partie du travail domestique et parental, ce qui est indispensable quand on veut faire carrière.
Il faut donc se demander quels modèles de dirigeant·es nous souhaitons valoriser. J’ai participé à une table ronde dans une grande entreprise avec Victoire Tuaillon (autrice du podcast “Les couilles sur la table”, NDLR) qui a proposé de baisser le temps de travail pour que les hommes prennent leur part à la maison dans le partage des tâches domestiques. Cette proposition à été mal reçue et la réponse apportée a été de mieux s’organiser à titre individuel pour se dégager du temps personnel. Mais il semblait impossible d’envisager de baisser les charges de travail. Le changement me semble donc compliqué dans la configuration actuelle.