L'architecture, levier d'inclusion?

L'architecture, levier d'inclusion?

Vous êtes-vous déjà senti·e mal à l’aise dans un endroit, sans savoir expliquer précisément pourquoi ? Un éclat de rire, des regards, la sensation de ne pouvoir vous réfugier nulle part. Vous n’êtes pas seul·es. C’est ce que beaucoup de femmes et de personnes LGBTQI + affrontent quotidiennement dans les lieux publics. 

Par Jeanne Casez 

Depuis les années 1970, des architectes et des urbanistes analysent les villes et les bâtiments par le prisme du genre, puis des personnes queer, pour expliquer le difficilement perceptible. Un banc, par exemple, aussi simple qu’il puisse paraître, n’est pas un simple banc. Dans l’absolu, tout le monde est en droit de s’y asseoir. Mais les bars et les installations sportives qui le jouxtent drainent une population plutôt qu’une autre. Et laissent à ceux qui n’aiment pas boire des pintes ou jouer au foot, l’envie d’aller s’asseoir chez eux. 

“Je suis mal à l’aise de passer dans des rues avec beaucoup de bancs publics, car ce sont souvent un espace où les hommes se posent”, confie Justine, 25 ans, lesbienne et résidente de Bruxelles. À Paris, Marguerite, “femme cis et lesbienne”, avance que les seuls endroits où l’on peut manifester un peu de tendresse (à sa partenaire) sont les petits espaces reclus”. 

Bien sûr, l’architecture n’explique et ne résout pas tout. Marguerite, qui est “plus démonstrative dans le 20ème que dans le 7ème” arrondissement de Paris, pense que ça ne dépend pas de l’aménagement des villes mais “de l’implantation des populations”. Pour Rebeka, 29 ans et lesbienne elle-aussi, c’est une question de “comportements”. “L’espace public est avant tout la reproduction spatiale des rapports homme-femme”, commente cette urbaniste parisienne. Concrètement, “ce n’est pas la taille du trottoir qui fait qu’une femme va se décaler pour laisser passer l’homme. C’est juste que l’homme ne se décalera jamais”.

Permis d’occupation

Des politiques urbaines ne changeront pas la face de la société sans le soutien d’une révolution féministe et LGBTQI +. Mais elles restent un outil pour distribuer plus équitablement l’espace public. Commençons par le commencement : à l’école, si les garçons occupent tant le volume sonore et spatial, c’est en premier lieu car leur éducation les y autorise. Mais dessiner des terrains de foot au centre de la cour est un permis d’occupation supplémentaire. Dans un court métrage d’Éléanor Gilbert, primé au Cinéma du réel en 2014, une enfant gribouille la place qui lui est laissée dans la cour de récré sur une feuille de papier : “Les garçons nous interdisent de jouer au foot. (…) Des fois, ils jouent en dehors du terrain. Du coup, on a encore moins de place. (…) Bien sûr, il y a plein de petits endroits où on peut jouer. Si on les rassemble tous ça fait un gros endroit. Mais ils (ces endroits) ne sont pas à côté.” 

“La cour est une hétérotopie”, commente l’architecte indépendante Camille Kervella. Un espace autonome qui héberge un imaginaire -en l’occurrence celui des enfants, mais où “on reproduit les schémas de société existants”. Dans cette logique, “laisser les petites filles dans les interstices” commence à leur faire comprendre qu’elles auront “moins de légitimité à exister dans l’espace public”. Camille Kervella a étudié “le queer en architecture” dans son mémoire “Sex in the city”, pour l’UCL catholique de Louvain. Aujourd’hui membre du collectif L’Architecture qui dégenre, elle organise des visites guidées de Bruxelles et des formations à destination des professionnel·les et des touristes, pour aider à “intégrer la dimension du genre dans les projets d’architecture”

Prenons pour exemple la machine à café ou le coin cuisine : des espaces de vulnérabilité pour les minorités sur le lieu de travail. Là où il est possible d’importuner sa collègue à l’abri des regards, d’oser une blague homophobe dans le laisser-aller caractéristique du temps de pause. Camille Kervella s’attarde sur les espaces qui touchent au domestique car ils “recréent cette énergie de la maison”, soit “là où la majorité des violences se passent”. Comme réponse architecturale, la Bruxelloise suggère d’ouvrir ces lieux vers l’open space, pour dissuader de potentiels agresseurs de passer à l’acte et laisser une porte de sortie. 

Tous les aidants sont a priori des aidantes 

Les toilettes publiques sont un autre chantier clef. Un espace étroit et isolé où les discriminations de genre viennent se cristalliser. Dans des toilettes non mixtes, les personnes transgenres risquent d’être moquées, rejetées voire violentées de chaque côté du mur. Chez les femmes, le manque de WC assis rallonge leur file d’attente ; l’absence de lavabo proche de la cuvette les dissuade de rincer leur cup. Tandis qu’on ne trouve pas d’espace PMR ou de lave-bébés côté hommes car “on part du principe que les aidants sont féminins”, explique Camille Kervella. Ce qui est vrai dans l’immense majorité des cas. Mais ne s’inversa pas si la signalétique rappelle les femmes à leur devoir maternel et renvoie chez eux les hommes qui souhaitent changer la couche de leurs enfants. 

La mixité n’est pas une recette miracle. Il faut d’abord entendre que des victimes de violences n’aient “pas envie de retrouver les hommes dans cet espace d’intimité”, expose Camille Kervella. Sans trancher pour l’une ou l’autre des deux solutions, l’architecte recentre le débat sur “un manque de réflexion général autour de l’accessibilité et l’inclusivité” des lieux publics. “Il ne suffit pas de casser le mur entre deux toilettes” pour les taxer de mixtes. Des paramètres architecturaux et réglementaires sont à considérer (la taille des portes, la proximité entre les urinoirs et les lavabos…). Il est également possible de passer des messages de bienvenue via la décoration ou l’aménagement. Rebeka cite en exemple ces bars parisiens qui distribuent des serviettes hygiéniques. “Je les valide tout de suite”. Ou ceux qui affichent le drapeau LGBT à l’entrée. “Je sais que je suis dans une safe zone et c’est très agréable”.

A la portée des constructeurs, ces ajustements se heurtent encore à des “réticences” quand Camille Kervella les évoque. Certains lui rétorquent que “rincer une cup dans un lavabo public est sale” sans jamais avoir eu à le faire. D’autres sont offensés par le fait que l’accessibilité des trottoirs aux poussettes soit un combat porté par les féministes. Préférant s’attarder à expliquer “qu’ils s’occupent eux aussi de leurs enfants, plutôt que de passer à l’action”.

Des besoins plus facilement compris et répondus si les rangs des décideurs se féminisent. Un tiers des inscrits à L’Ordre des architectes étaient des femmes en 2021. Mais les écoles d’architecture comptent 60% d’étudiantes depuis 2007 et la parité du corps professionnel est prévue à l’horizon 2050. La même dynamique est à l’œuvre chez les urbanistes. 

Chez têtu•connect, nous nous occupons de l’inclusion de toutes les diversités dans tous les univers professionnels. Mais, comment être bien au travail quand on a déjà vécu ou subi des discriminations directes ou indirectes dans l’espace public, qui amène de chez soi à un lieu de scolarisation, de loisir ou de travail ?

Pour aller plus loin : 

Behind straight curtains, Towards a queer feminist theory of architecture, Katarina Bonnevier 

« Espace » – Cour de récréation – Court-métrage d’Eléanor Gilbert – 2014 

Sex in the city : le queer en architecture comme outil de déconstruction des systèmes normatifs dans les sociétés édifiées, Camille Kervela, UCL

Collectif, L’architecture qui dégenre