Têtu Connect consacre un dossier à l’intersectionnalité. Après avoir recueilli les témoignages de salarié.e.s aux identités multiples : quel regard porte le milieu académique sur ces discriminations croisées en entreprise ?
Par Alexandra Tizio
La notion d’intersectionnalité est forgée en 1989 à l’initiative de la juriste Kimberlé Williams Crenshaw, dans la lignée du Black feminism américain. Dans son article Demarginalizing the Intersection of Race and Sex: A Black Feminist Critique of Antidiscrimination Doctrine, Feminist Theory and Antiracist Politics, rédigé pour The University of Chicago Legal Forum, la féministe afro-américaine pointe du doigt cette double peine infligée aux femmes noires, qui s’exposent aussi bien au sexisme qu’au racisme. Son combat : faire reconnaître par la justice les discriminations dont sont victimes les femmes noires au travail – ni en tant que femmes, ni en tant que noires, mais en tant que femmes noires.
Progressivement, ce concept s’est diffusé dans les milieux militants et universitaires et « a intégré d’autres sciences sociales dont la sociologie, ce qui a permis de repenser l’imbrication des rapports sociaux », explique Djaouidah Sehili, sociologue du travail et professeure à l’université de Reims Champagne-Ardenne. Ainsi, « avec l’intersectionnalité, il est possible de comprendre, par exemple, pourquoi certaines travailleuses racisées et LGBT se trouvent reléguées au plus bas de la hiérarchie dans la division sexuée et raciale du travail », ajoute la co-autrice de L’Intersectionnalité au travail, un éditorial de la revue Travail, genre et société. Pour décrypter ce que peuvent subir certain.e.s salarié.e.s aux identités multiples en entreprise, particulièrement au sein de la communauté LGBT+, Djaouidah Sehili répond aux questions de TÊTU Connect.
Comment définiriez-vous l’intersectionnalité ?
C’est le fait de croiser des rapports de domination entre eux. Ce concept-outils s’inscrit dans le constat que les individus endossent une pluralité d’identités sociales produisant des situations spécifiques : une personne peut être femme, trans, lesbienne, noire, etc. Il vient de la difficulté que le droit américain – mais aussi français – a de rendre compte de la pluralité de ces discriminations. Face au juge, les avocat.e.s sont obligé.e.s de construire une stratégie pouvant conduire à invisibiliser d’autres discriminations vécues. Généralement, c’est le critère le plus protégé par le droit qui est choisi au détriment des autres.
L’intersectionnalité est à l’origine utilisée par le militantisme féministe noir américain. Dans quel contexte ce concept a-t-il intégré le milieu académique en France ?
Ce concept a intégré le milieu académique parce qu’il est heuristique et pertinent. Il permet de rendre compte de réalités sociales et de processus sociaux qui étaient jusqu’alors invisibilisés ou non étudiés dans leur complexité. L’intersectionnalité est issue, pour une bonne part, de la recherche féministe française. Colette Guillaumin (sociologue et militante française antiraciste, ndlr) utilisait le concept de « race » et abordait la question des imbrications et des croisements entre les différentes catégories de domination. Ces débats scientifiques ont donné lieu à une production relativement importante pour savoir si les rapports sociaux de race, de classe, de genre étaient consubstantiels ou hétérogènes, si le genre serait la matrice de la race ou l’inverse.
Depuis quand la communauté LGBT+ s’empare-t-elle de cette notion en France ?
Depuis toujours. L’intersectionnalité décrit une réalité qui a précédé le concept. Les femmes noires n’ont pas attendu l’intersectionnalité pour penser la spécificité de leurs oppressions, pas plus que les LGBT+ noirs. Il ne fait aucun doute pour elleux que leur vécu est spécifique : illes peuvent vivre le racisme au sein des espaces militants LGBT+ et vivre les LGBTphobies dans d’autres espaces. Mais, s’il fallait vraiment dater l’émergence en France, cela s’est fait en même temps que les études de genre dans les années 2000.
Qu’est-ce que l’intersectionnalité permet de dire, en 2021 ?
L’intersectionnalité permet non seulement de penser les hiérarchies sociales qui pèsent sur les minorités – dont les minorités sexuelles – mais aussi de casser l’apparente homogénéité des groupes dominants. Toutefois, une fois que nous avons dit cela, nous n’avons fait qu’une partie du travail. Nous ne sommes pas partout et tout le temps une minorité. Un homme peut être gay, cisgenre et blanc, et en tant que tel bénéficier d’un système de privilèges en raison de son genre et de sa blanchéité, mais aussi produire ou reproduire des rapports de domination. Appartenir à une minorité n’immunise pas contre la production de discriminations et les processus d’exclusion.
Comment se manifestent les discriminations intersectionnelles dans le milieu professionnel ?
Selon la situation d’emploi, une personne pourra subir davantage de discriminations en raison de son orientation sexuelle ou, dans d’autres situations, de sa couleur de peau. Paradoxalement, les hommes racisés homosexuels peuvent aussi être perçus comme moins « menaçants » et « dangereux », ce qui peut les avantager par rapport à d’autres hommes racisés. Néanmoins, vis-à-vis d’un homme blanc (gay ou hétéro), un homme noir (gay ou hétéro) subira toujours davantage de discriminations. D’autant plus qu’un homme noir peut difficilement se faire passer pour blanc afin d’être moins discriminé. Par ailleurs, en France, le contexte invite à penser que l’appartenance réelle ou supposée à la religion musulmane reste un facteur fortement discriminant.
Quelles sont les armes des victimes ?
Le droit ! Notamment avec la Défenseure des droits qui œuvre particulièrement bien sur ces questions discriminatoires dans le cadre de l’entreprise. Et les instances syndicales, l’inspection du travail. Finalement, le droit et encore le droit. Mais en France, il semble exister une culture non procédurale qui explique le peu de recours proportionnellement aux discriminations subies.
Cela peut-il s’expliquer par le manque de vocabulaire dans la langue française, pour nommer les catégories de personnes aux diversités multiples – contrairement à l’anglais qui désigne par exemple les Black, Asian and minority ethnic (BAME) ou les Asian Immigrant Women Advocates (AIWA) ?
Oui, c’est possible. Mais ce vocabulaire témoigne aussi de l’existence d’espaces et de structures qui permettent de le faire émerger et de leur donner progressivement leur légitimité. Pour la France, le principal problème est donc d’abord structurel : quel espace pour écouter, croire, défendre les victimes ? À combien de difficultés, de violences symboliques, d’humiliations devront-elles faire face avant que leur parole soit entendue ? Que faudra-t-il en plus d’énergie jusqu’à ce que le préjudice soit enfin reconnu par la justice ? La société, de manière générale, fonctionne grâce aux discriminations qui maintiennent sa structure. C’est aussi pour cette raison qu’elle organise les dispositifs de silenciation des victimes.
Au sein du milieu académique, « certaines dénoncent le fait que l’intersectionnalité a été dépouillée de son bagage politique radical », comme vous le rapportez dans L’Intersectionnalité au travail. En quoi est-ce important de réintégrer le sens politique à cette approche intersectionnelle ?
Le savoir est politique. Cette politisation du savoir se retrouve, en matière d’intersectionnalité, particulièrement dans les tentatives de « blanchir » le concept. Qu’est-ce que cela signifie ? Simplement qu’il y a encore aujourd’hui un déni de la question raciale – et coloniale – qu’il faudrait invisibiliser en effaçant les rapports sociaux de race. Il s’agit de rendre l’intersectionnalité inopérante. Adopter une approche intersectionnelle sans poser la question des processus de racialisation, ce n’est pas faire de l’intersectionnalité.
Comment peut-on avoir une approche intersectionnelle en entreprise, avec une dimension politique ?
Ce qui domine en entreprise, c’est avant tout la question économique. Elle se posera ainsi : comment l’intersectionnalité peut-elle permettre de faire des économies de coût dans la gestion de la promotion de l’égalité ou de la diversité ? Sachant que les discriminations ont un coût sur notre PIB. Néanmoins, cette question économique est aussi une question politique puisqu’elle traduit une appropriation spécifique de ces problématiques.