Emilia Roig : « Sans le travail du care, nous n’existons pas »

Emilia Roig : « Sans le travail du care, nous n’existons pas »

Figure du féminisme intersectionnel et de la lutte contre les discriminations, Emilia Roig revient sur son parcours affectif dans la série documentaire « Suis-je lesbienne ? », diffusée sur Binge Audio. Son témoignage invite à déconstruire les récits hétéronormatifs qui omettent la possibilité d’autres choix amoureux. Pour têtu·connect, elle revient sur son parcours et nous livre ses réflexions sur la place de la femme dans le monde du travail.

Par Aimée Le Goff

Plutôt qu’un moment-clé, c’est une série d’événements et de questionnements intérieurs, décrits dans la série documentaire Suis-je lesbienne ? – produite par le podcast Le Cœur sur la table – qui ont conduit Emilia Roig à se dire que l’hétérosexualité ne lui convenait pas. « C’est le fruit d’une observation constante, précise-t-elle. J’aime parler de processus, d’autoréflexion nourrie pour me libérer de l’injonction hétérosexuelle ». Fille d’un médecin juif pied-noir d’Algérie et d’une infirmière martiniquaise, Emilia Roig grandit avec ses sœurs en région parisienne, dans « une famille nucléaire hétéro ». Elle a 14 ans lorsque ses parents se séparent. L’événement est vécu par l’entourage comme un échec. « J’ai grandi avec l’image d’une famille où la femme s’accomplit dans son rôle d’épouse et de mère, où elle trouve son identité grâce au mariage. Dans la société comme dans ma famille, ce modèle n’était absolument pas remis en question ». 

Plus tard, la littérature féministe radicale des années 70 l’aident à voir plus large : Monique Wittig, Adrienne Rich, Ti-Grace Atkinson, Andrea Dworkin, Shulamith Firestone lui ouvrent les yeux sur « le conditionnement des femmes et du couple hétérosexuel ». « Encore aujourd’hui, leur pensée est révolutionnaire ». Nourrie de ce courant de pensée, Emilia Roig a publié deux essais, dont Why we matter – La fin de l’oppression, qui paraîtra en français cet automne, et La fin du mariage – Pour une révolution de l’amour, paru en 2021 en Allemagne. En 2015, elle a aussi publié une thèse sur la discrimination intersectionnelle à l’encontre des travailleuses du care. « Dans ce secteur, il y a une surreprésentation des femmes racisées, en situation précaire au niveau du statut migratoire, expose l’autrice. Elle s’explique par un manque d’alternatives et par un filtrage des travailleurs et travailleuses immigré·es dans des secteurs très genrés : le bâtiment pour les hommes par exemple, le travail domestique et le travail du sexe pour les femmes ».

Bouleversements et défis de la maternité

En Allemagne, Emilia a épousé un homme, puis a souhaité fonder une famille, calquée sur le modèle qu’elle connaissait le mieux. « On présente la maternité comme un aboutissement, analyse-t-elle. On nous dit que les enfants sont une source de bonheur constante. Je ne suis pas d’accord. J’aime mon fils plus que tout mais je me demande si les femmes qui affirment que la parentalité est un accomplissement permanent le pensent sincèrement. En revanche, il est certain qu’avoir un enfant a été l’expérience la plus bouleversante, la plus difficile et la plus enrichissante de ma vie. Ça me pousse dans mes retranchements. Mais ce n’est pas du tout ce qu’on m’avait vendu ».

Emilia perd son deuxième enfant lorsqu’il a un mois. « Je voulais absolument retomber enceinte après son décès. Je m’étais toujours imaginée une famille avec plusieurs enfants. C’est un modèle que j’avais intégré inconsciemment. J’ai dû faire le deuil de cette vision de la maternité. Finalement, mon enfant unique me va très bien.». Avec le recul, des années après son divorce, l’autrice l’affirme sans ciller : « le couple hétérosexuel n’était pas du tout fait pour moi. C’est une exploitation sans fin qui oblige à se conformer, même inconsciemment, à un rôle que je trouve problématique dans notre société ».

Vers de nouveaux espaces politiques

À ce sujet, observe la politologue, le travail domestique, déjà en majorité exercé par les femmes dans le couple hétérosexuel, ne s’extrait jamais de la sphère féminine : « ce travail nous maintient en vie, il doit être fait et ne peut pas disparaître. Pour que les femmes les plus privilégiées, c’est-à-dire blanches et de classe moyenne, arrivent à libérer une force de travail en temps, par exemple pour monter en grade et obtenir une promotion, ce sont d’autres femmes, plus marginalisées sur le monde du travail, qui sont sollicitées pour effectuer le travail domestique. Les hommes ne sont jamais mobilisés. On manque aussi d’alternatives pour les femmes migrantes qui restent dans des secteurs très genrés ».

Dans Why we matter – la fin de l’oppression, Emilia Roig raconte comment toutes les formes de discriminations se matérialisent dans notre société. Elle y évoque, entres autres, la discrimination qu’elle a subie à l’université, en France, et qui l’a poussée à quitter le pays. À Berlin, elle a fondé le Center for Intersectionnal Justice (CIJ), un think tank imaginé pour institutionnaliser le concept de lutte intersectionnelle contre les discriminations. « C’était important pour moi de le créer, à la fois pour rassembler des idées de penseurs et de penseuses, et pour institutionnaliser un concept assez déformé, dont l’aspect politique et subversif a été malmené. Je l’ai fermé il y a un an parce que je ne veux plus être rattachée à une structure institutionnelle. Je me sens plus libre et efficace en agissant seule ». Sa notoriété l’expose toujours au harcèlement, ce qu’elle voit presque d’un bon œil : « Je ne le prends pas personnellement. Ça prouve que je fais bien mon travail ». Après Berlin, Emilia Roig se verrait bien revivre en France, « quelque part dans la nature ».

Développer une « éthique du care »

Pour la politologue, la lutte contre les oppressions et la montée du fascisme doit désormais s’opérer en dehors des institutions. « Ce qui se passe aux États-Unis, en Allemagne et en France est très grave. Ce qui va changer, c’est notre manière de résister. Nous devons maintenant créer de nouveaux espaces, en dehors de l’espace politique institutionnalisé. Le système démocratique actuel est obsolète. Il s’agit de le laisser mourir et de faire émerger de nouvelles formes de gouvernance qui n’existent pas encore ». Sur le marché du travail, c’est la crise du care qui n’a cessé d’empirer depuis dix ans, d’après l’autrice : « L’économie capitaliste n’étant pas du tout en régression, et les politiques publiques en matière d’immigration ayant été renforcées, la situation s’est aggravée. Au lieu de mobiliser les femmes précarisées, il faudrait mobiliser les hommes. Les entreprises devraient commencer à développer des politiques de travail à mi-temps pour les hommes et les femmes, de congé parental partagé. Il faut surtout que notre société change et développe une réelle éthique du care. Rendons-nous compte que sans ce travail, nous n’existons pas ».

Revaloriser le soin pour sauver le monde

Émilia Roig ne se limite pas à l’analyse des oppressions. En ce moment, elle planche sur deux projets de livres. L’un d’eux abordera le sujet de l’inceste dans la société. L’autre, intitulé Lettre à mon fils : voilà comment tu sauves le monde, revient sur des solutions « pas si complexes » à envisager pour rendre le monde plus viable. La revalorisation du travail du soin y occupe une place importante. « Il y a tellement de carences sur le marché du travail dans ce domaine, que la France comme l’Allemagne ont besoin de ces travailleuses marginalisées, très peu payées, qui vont passer à travers les filets de la protection du travail. C’est un schéma qui correspond à la hiérarchisation des emplois propre à notre système capitaliste ».

Une phrase, peut-être, pourrait résumer son combat. Un mot, plutôt. Parler de « responsabilité » plutôt que de « culpabilité » quand il s’agit de reconnaître les discriminations vécues par de nombreuses personnes, LGBTQI+ y compris. « Il existe très peu de gens qui ne vivent aucune oppression systémique. Il est de notre responsabilité de voir cette oppression telle qu’elle est, et de dévoiler les récits qui masquent la vérité ».