À la suite du webinar de novembre 2020 intitulé “Une discrimination peut en cacher une autre !“, TÊTU CONNECT consacre un dossier au concept d’intersectionnalité. Dans ce premier article, des salarié·e·s se confient sur leur expérience. À la croisée des chemins entre plusieurs critères de discrimination, comment trouver sa place dans la sphère professionnelle ?
Par Alexandra Tizio
« En tant que personne racisée, j’ai parfois perçu un jugement sur ma performance. Et à partir du moment où j’étais ouvertement LGBT+, j’ai ressenti que mon intégration pouvait être plus compliquée.» Alexandre Toureh est consultant en transformation digitale chez IBM. Cofondateur de LGBT Talents – une association dédiée aux enjeux des personnes LGBT+ dans le milieu professionnel – et président de EAGLE, le réseau LGBT+ & allié·e·s au sein de son entreprise, ce jeune homme de 30 ans est homosexuel. Il est aussi métis d’origine africaine. Deux facettes de son identité qui lui ont valu d’être discriminé à différents égards. Dans le jargon sociologique, voici ce qu’on appelle des discriminations multiples. Plus subtil encore, lorsque les rapports de domination se croisent, on parle alors d’intersectionnalité. Si cette notion s’est forgée en 1989 aux États-Unis, ce qu’elle dénonce existe depuis bien plus longtemps. D’où l’importance de se concentrer sur le vécu des individus concernés, en premier lieu.
Comme d’autres personnes confrontées à des discriminations plurielles, Alexandre a mis en place des stratégies pour favoriser son inclusion dans le milieu professionnel – tantôt de manière inconsciente, tantôt de façon consciente, comme il l’explique dans le Webinar organisé par TÊTU CONNECT le 20 novembre 2020.
Se surpasser et s’identifier… pour briser le plafond de verre
Pour surmonter le syndrome de l’imposteur, Alexandre « a tendance à faire plus que les autres ». En effet, « à chaque minorité sont associés des stéréotypes propres », remarque-t-il. Par conséquent, « j’ai cette dichotomie dans ma tête qui me rappelle mes désavantages en rapport avec ma couleur de peau, et ceux liés à mon homosexualité », précise le salarié d’IBM. Ces stéréotypes, le consultant les a identifiés au fil du temps. Dès sa scolarité, il a perçu une « différence de traitement » par rapport à ses camarades – blancs pour la majorité. « Quand je posais des questions aux professeurs pour challenger ou creuser un peu plus le sujet, j’étais catalogué très rapidement par beaucoup de professeurs comme quelqu’un d’insolent qui ne voulait pas apprendre. Mes camarades, eux, étaient définis comme des personnes curieuses qui voulaient en savoir plus », analyse-t-il. Une expérience qui a eu un impact considérable sur son début de carrière professionnelle. « Par rapport à ma couleur de peau, j’ai souvent perçu qu’il y avait un stéréotype associé à la paresse.
J’ai eu l’impression qu’il fallait que je fasse mes preuves, pour montrer qu’une personne noire peut être performante
J’ai eu l’impression qu’il fallait que je fasse mes preuves, pour montrer qu’une personne noire peut être performante », relate-t-il. Et d’ajouter : « En tant que LGBT, on va potentiellement penser que je suis quelqu’un d’extrêmement sexué et que mes rapports avec les hommes hétérosexuels vont l’être aussi. Cela crée de la distance chez certains collaborateurs. J’ai senti à la fois de l’exclusion et de la curiosité, avec des questions parfois indiscrètes. » Pour combattre les préjugés, il s’efforce à faire de la pédagogie au sein de son entreprise, bien qu’ « être l’acteur du changement ne soit pas toujours facile ».
Pour Fabrice Selly, chargé de prévention au Centre régional d’information et de prévention du sida (CRIPS Ile-de-France), « la vie a été un combat ». Cet homme âgé de 46 est réunionnais d’origine afro-indienne, gay et en situation de handicap. À la fin de sa scolarité au sein de différents centres spécialisés, l’équipe pédagogique l’a incité à intégrer le milieu protégé. « Moi, je voulais absolument travailler en milieu ordinaire parce que c’était important pour moi », raconte-t-il. Pour atteindre ses objectifs, il estime avoir redoublé d’efforts : « J’ai dépassé cette étiquette de personne en situation de handicap, pour prouver que j’avais des compétences dans plein de domaines. »
Être lesbienne ne m’a pas empêchée de faire des études supérieures, intégrer une des plus grandes banques européennes et y avoir des responsabilités.
Catherine Michaud, elle, est la première femme présidente de GayLib depuis 2012, cofondatrice et coanimatrice de BNP Paribas PRIDE France (réseau professionnel LGBT+ & Allié·e·s). En tant que lesbienne, cette cadre de 37 ans s’expose à au moins deux types de discriminations, susceptibles de se chevaucher, s’entrecroiser voire se renforcer : le sexisme et l’homophobie. Selon elle, mettre en lumière des rôles modèles est essentiel pour favoriser l’inclusion des salarié·e·s. Ils « servent de mentors, d’exemples, et montrent que l’orientation sexuelle n’est pas un fardeau, un facteur d’échec pour se réaliser dans la vie », fait-elle valoir. Sa propre expérience en témoigne : « Amélie Mauresmo a été un rôle modèle pour moi. J’étais adolescente quand elle a fait son coming out. Elle a été une pionnière et très courageuse face à la violence des réactions », se souvient la responsable d’équipe, qui peut se targuer d’une brillante carrière : « Être lesbienne ne m’a pas empêchée de faire des études supérieures, intégrer une des plus grandes banques européennes et y avoir des responsabilités. »
Jonglage entre les facettes d’identité
Conscient de devoir faire face à plusieurs discriminations, qui interagissent parfois ensemble, Alexandre a développé des mécanismes d’autoprotection.
Alexandre a choisi son combat au sein d’IBM. « Je suis président du réseau LGBT+. En revanche, je ne me suis pas engagé sur la partie racisée parce je pense qu’en France, être militant antiraciste est considéré comme négatif », déplore-t-il. Par ailleurs, le leader du réseau LGBT+ & Allié·e·s d’IBM souligne que, contrairement à son orientation sexuelle, « cacher » sa couleur de peau en fonction de ses interlocuteurs est impossible. Conscient de devoir faire face à plusieurs discriminations, qui interagissent parfois ensemble, Alexandre a développé des mécanismes d’autoprotection. Il « module » par exemple son « discours » au sujet de ses origines. À l’instar de Frantz Fanon, psychiatre et auteur de – Peau noire, masques blancs – qui, « selon son environnement professionnel, jonglait entre son identité noire et son identité blanche », le trentenaire confie : « Je mets en avant l’identité qui me permet de mieux m’intégrer. » Et de préciser : « Dans le milieu professionnel, j’ai toujours eu plus d’aisance à mettre en avant la partie LGBT+. Je le fais beaucoup moins avec la partie racisée, c’est-à-dire que je ne parle pas forcément de mes origines. Si l’on évoque des sujets qui touchent au mouvement Black Lives Matter, ce n’est sûrement pas moi qui les aborde en premier. » Une posture qu’il adopte de moins en moins, cependant : « Aujourd’hui, la manière dont je module reste dans la sphère confortable. J’essaie d’aborder les sujets en toute franchise et de moins porter ces différents masques. » De quoi gagner en productivité ?
« S’assumer », pour une meilleure performance
Se substituer aux rapports de domination demande de l’énergie, parfois au détriment de la qualité du travail. « Je ne cache pas mes difficultés. Cela me permet justement de mieux m’intégrer professionnellement et d’être plus performant, grâce aux aides et aménagements de poste que propose mon employeur », expose Fabrice Selly. En ce qui concerne son homosexualité, il ne la « cache » en aucun cas, mais estime qu’ « on ne va pas au travail pour afficher sa vie privée ».
D’après une étude Ifop réalisée pour l’agence Tell Me The Truffe en 2018, seules 48 % des personnes LGBT sondées en France ont partagé leur orientation sexuelle avec un.e collègue. Catherine Michaud, elle, tient à jouer la carte de la transparence. Elle met un point d’honneur à rester « visible, s’assumer, ne pas se cacher, ne pas être honteuse, ne jamais s’excuser de qui elle est ». Et pour cause, « être out en entreprise, c’est à la fois un facteur de bien-être, mais aussi de meilleure performance », considère-t-elle.
Hiérarchie des discriminations?
Certaines discriminations priment-elles sur d’autres, en fonction du contexte et de l’environnement ? Selon Alexandre, « il y a un rapport de corrélation entre les discriminations. Les personnes misogynes sont souvent homophobes. Le racisme va parfois de paire avec le classisme. On peut se dire qu’une remarque misogyne ne nous concerne pas alors qu’en réalité, c’est probablement le cas. C’est pour cela qu’il faut une approche intersectionnelle pour résoudre ces problématiques-là ». Par ailleurs, Alexandre a pu remarquer certaines formes de rejets, au sein de communautés elles-mêmes discriminées. « J’ai déjà entendu des remarques racistes dans le milieu LGBT+ », rapporte-t-il. Quant à Fabrice, il remarque avoir « d’abord dû se battre en raison de son handicap», bien que sa couleur de peau et son homosexualité soient aussi des critères de discrimination.
Discriminations invisabilisées
L’identification de ces dominations plurielles n’est pas toujours évidente. En effet, les victimes n’ont pas forcément conscience de ce qu’elles subissent, non seulement parce que certaines prennent le pas sur d’autres, mais aussi parce qu’il peut s’agir de micro-agressions. « Quand une personne est racisée, il est parfois difficile de savoir si c’est une discrimination, parce que c’est quelque chose qui devient tellement normalisé qu’il faut en fait le comparer à quelqu’un qui n’a pas ce vécu-là, pour comprendre qu’il y a une différence de traitement », explique Alexandre. Et de s’interroger : « Si la personne exprime clairement son rejet de ma couleur de peau ou de mon orientation sexuelle, je peux très rapidement le comprendre. À l’inverse, si je ne suis pas inclus aux activités après le travail, je ne sais pas spécifiquement d’où ça vient : est-ce que c’est plus le côté LGBT+ ou le côté racisé qui pose problème ? »
Un témoignage qui fait écho à ce qu’observe la Défenseure des droits Claire Hédon. « Parmi les réclamations reçues par notre institution, rares sont celles qui revendiquent une double discrimination », indique-t-elle. De plus, si le concept d’intersectionnalité « est reconnu par l’ONU », la DDD remarque que « le droit peine à se saisir des discriminations multiples ». En effet, « en France, la législation ne reconnaît pas spécifiquement » ce type de discriminations, ajoute Claire Hédon avant d’inviter les entreprises à s’emparer du sujet grâce à des mesures adaptées.
Une analyse dont découlent les deux prochains articles de ce dossier : après avoir touché du doigt la notion d’intersectionnalité à travers ces différents témoignages, la parole sera donnée à une sociologue, ce concept étant essentiellement utilisé dans les sciences sociales. Pour conclure ce triptyque, TÊTU Connect explorera de quelle manière les entreprises peuvent lutter contre les discriminations intersectionnelles.