Cela fait trois ans qu’Emilie est directrice éditoriale de La Croisée. Les livres qu’elle y édite ont un fort penchant pour les questions sociales et les minorités, dont les personnes LGBTQI +. Un parti pris qui traduit aussi bien un engagement personnel qu’un développement plus global de la littérature LGBTQI +.
Par Marie Roy
Emilie Lassus a une voix douce mais ferme, un ton compréhensif mais déterminé. Des caractéristiques reflétant finalement bien la ligne qu’elle s’est fixée dans son métier de directrice éditoriale : « J’ai toujours eu ce réflexe d’apporter des auteurs et autrices écrivant sur des sujets sociétaux. Je ne sais pas m’enthousiasmer pour des histoires de sciences fictions ou de dragons. J’ai besoin que ça passe par la fiction, par les personnages, de sentir un regard sur le monde tel qu’il est aujourd’hui, sans ce qu’il va et dans ce qu’il ne va pas. »
La Croisée est une maison généraliste de littérature contemporaine étrangère, pourtant environ la moitié des ouvrages édités par Emilie relève de la littérature LGBTQI +. « Ce n’est pas l’angle unique, mais étant moi-même lesbienne, mariée à une traductrice et mère d’une petite fille, je suis sensible à ces sujets. » Et si aujourd’hui éditer de la littérature LGBTQI + semble ne plus être un problème, il n’en a pas toujours ainsi et le parcours d’Emilie Lassus semble suivre cette évolution.
Un manque de représentation LGBTQI +
Jeune fille, Emilie est passionnée de littérature américaine. Mais elle éprouve des difficultés à mettre la main sur des livres auxquels elle pourrait s’identifier : « J’étais obligée d’aller chercher des autrices très à la marge ». Emilie évoque Poppy Z. Brite, éditée au Diable Vauvert. « Une maison qui a beaucoup publié de minorités et qui est allée très tôt vers le queer, ce qui était très courageux à l’époque ». Malgré le manque de représentation LGBTQI + dans les ouvrages de la plupart des maisons d’édition de l’époque, Emilie se sent rapidement attirée par ce milieu et, après des études de littérature contemporaine anglaise à Bordeaux, s’oriente vers un master d’édition.
Ses débuts professionnels se font dans une agence littéraire puis, elle décroche un poste d’assistante aux éditions de l’Olivier où elle gravit les échelons jusqu’à devenir éditrice. Et déjà, à ce moment-là, on retrouve l’intérêt d’Emilie pour les problématiques sociales et pour les minorités. C’est d’ailleurs elle qui réussit le coup de maître de repérer Sally Rooney, aujourd’hui autrice à succès notamment grâce à son ouvrage Normal People. « C’était son premier livre, Conversation entre amis, qui m’avait tapé dans l’œil et à ce moment-là, elle n’était pas du tout connue », se remémore l’éditrice. « Ça m’avait beaucoup plu parce qu’il y avait un sujet social sous-jacent qui était hyper fort. Et l’histoire parlait aussi de deux amies qui étaient sorties ensemble et je trouvais que Sally Rooney parlait très bien des filles lesbiennes. »
2016-2017 : la littérature LGBTQI + décolle
Emilie Lassus fait ensuite un passage aux éditions Autrement avant d’arriver à La Croisée, dans le groupe Delcourt. Ayant fait son coming-out au travail depuis un moment, la trentenaire précise être très à l’aise dans cette entreprise « particulièrement inclusive ».
Et il semblerait que le hasard n’existe pas puisque le développement de la littérature LGBTQI + commence seulement deux ou trois ans avant qu’Emilie Lassus n’accède au poste de directrice éditoriale à La Croisée. « Avant 2016-2017, c’était très compliqué de publier des histoires LGBTQI+. Je dirai que ça a éclos avec le mouvement #MeToo. En 2023, on y est, et publier ce genre de romans n’est plus un problème. »
Mais alors pourquoi une si grande traversée du désert pour la littérature LGBTQI+ ? « Je dirai qu’avant, les éditeurs craignaient que ce ne soit un sujet de niche, et que les ventes ne soient donc pas très élevées. Depuis, les livres LGBT ont fait la preuve que commercialement, ils tenaient la route et ne concernaient pas uniquement un public de niche. Des auteurs et autrices comme Pauline Delabroy-Allard ou Philippe Besson en sont de bonnes illustrations. »
L’éditrice note également qu’à son sens, les auteurs et autrices LGBTQI + sont davantage publiés car plus intéressants : « C’est grâce à une nouvelle génération qui va vers des sujets LGBTQI + alors qu’avant, ils n’y a allaient pas forcément et se disaient que pour que ça marche, il fallait qu’ils écrivent une histoire d’amour hétéro.» Emilie Lassus remarque cette évolution au niveau de l’Hexagone mais également partout dans le monde.
Deux ombres au tableau
Malgré tout, l’éditrice détecte tout de même deux points noirs dans le développement de la littérature LGBTQI+.
Le premier est un potentiel frein provenant des maisons d’éditions elles-mêmes : « On obéit à des logiques marchandes, et l’éditeur, quand bien même il arriverait avec son envie de publier des auteurs et autrices LGBT, a quand même une hiérarchie qui peut le bloquer ». Emilie Lassus précise : « Ça peut être un PDG qui dit : « Tu as fait deux livres LGBT, c’est très bien, on passe pour des gens cool, mais maintenant, tu arrêtes ». Et ça, l’éditeur n’y peut rien ». La cheffe de La Croisée identifie une volonté, chez certaines maisons d’édition, de « ne pas se coller le drapeau sur le nom de la maison ».
La seconde ombre au tableau concerne les autrices lesbiennes, toujours moins visibles que les auteurs homosexuels. « Il y a tout de même actuellement un vrai coup d’éclairage, et tant mieux, parce qu’elles sont là depuis un bail. Mais j’ai l’impression qu’on vit le phénomène comme on l’a vécu pour les auteurs gays il y a 20 ans. J’ai la sensation que la médiatisation et la représentation arrivent toujours avec 20 ans de retard pour les lesbiennes. » Emilie Lassus note tout de même sentir le début d’un mouvement plus important pour les autrices lesbiennes, avec des plumes comme Ann Scott ou encore Virginie Despentes. Elle conclut néanmoins : « comme elles sont moins considérées, il va falloir en faire dix fois plus. Comme toujours. »