Depuis 2019, Cristel de Rouvray dirige ESI Group, spécialiste des solutions de prototypage industriel. Au sein du groupe, elle entend féminiser les postes de pouvoir, et développer un climat de confiance pour tous·tes, dans un secteur encore peu inclusif.
Par Aimée Le Goff
Cristel de Rouvray est directrice générale d’une ETI, et possède l’agenda qui va avec. Alors, lorsque nous nous rencontrons en visio – un océan sépare son bureau du nôtre – on se dit qu’il ne faudra pas perdre de temps. Derrière l’écran, la dirigeante a l’allure vive et le parler franc. « En matière d’inclusivité, dans la tech et particulièrement chez ESI, je ne pense pas qu’on ait fait beaucoup de progrès. En tout cas, dans les statistiques, cela ne se voit pas ». Installée à San Francisco (le siège du groupe se situe en France), la cheffe d’entreprise ponctue ses phrases d’anglicismes, laisse entrevoir un état d’esprit soucieux d’aller « straight to the point ».
« Le concept d’allié·e me parle énormément »
Économiste de formation, Cristel de Rouvray, 46 ans, est passée par l’Université de Stanford en Californie et est titulaire d’un doctorat en économie de la London School of Economics. Plus jeune, elle passe beaucoup de temps aux États-Unis, puis s’y installe en 1996. Sa mère est américaine et son père, fondateur d’ESI Group, est français. Avant ESI, elle officie quinze ans chez College Track, une ONG américaine qui accompagne les jeunes issus de quartiers défavorisés dans l’obtention de leurs diplômes. L’expérience contribue à affirmer sa position sur les questions d’inclusivité. « Le concept d’allié me parle énormément, confie-t-elle. Mais je ne privilégie pas la féminisation par rapport aux personnes racisées ou à celles des personnes LGBTQI+. Il est évident que le monde doit être inclusif partout ».
Une question nous taraude : comment devient-on aussi sensible à la question de l’inclusivité lorsqu’on est hétérosexuelle, blanche et issue d’un milieu social privilégié ? Au fil de l’entretien, une réponse se dessine : « Je n’ai pas de moment particulier à raconter, où il me serait arrivé quelque chose et où je me serais réveillée avec une prise de conscience. En revanche, en tant que directrice d’un groupe dans la tech, j’ai le vécu de quelqu’un qui – au départ – n’avait pas d’expérience mais beaucoup de potentiel, et je sais à quel point le statu quo rejette cela. C’est toujours très facile pour les gens qui observent de loin d’estimer que nous ne sommes pas qualifié·e ».
La diversité, un « muscle sous-développé »
Chez ESI, Cristel de Rouvray voit la diversité comme un « muscle longtemps sous-développé », facteur de performance. D’abord, expose-t-elle avec méthode, « il a fallu se débarrasser des personnalités toxiques », parce qu’au passage, « ce qui est bon pour l’inclusivité est bon pour tout le monde ». « Je me suis rendu compte que cela ne suffisait pas, ajoute-t-elle. Plusieurs années de comportements toxiques ont créé beaucoup d’inhibitions. Les gens – même si désormais autour de la table personne ne compte faire de remarques complètement inappropriées sur leur sexualité – ont intégré énormément d’auto-censure sur tous les sujets ». Pour contrer ce phénomène, Cristel de Rouvray développe avec son équipe une nouvelle politique du power of how. La dirigeante reconnaît que la démarche met du temps à s’installer, dans une entreprise éclatée géographiquement. « Créer un climat de confiance, c’est un art. Mais de plus en plus, en réunion, je vois des résultats ». Preuve de ces efforts, ESI Group est signataire des Women’s Empowerment Principles des Nations Unies, qui proposent sept principes auxquels doivent adhérer les entreprises pour promouvoir l’égalité hommes-femmes. En mai 2022, le groupe a mis en place le réseau Women@ESI qui vise « à créer un canal d’échange pour partager des idées en faveur de la représentation des femmes ». Son comité exécutif est composé à 50% de femmes. En 2023, l’accent sera mis sur le concept de harcèlement, avec la mise en place d’une charte dédiée et obligatoirement lue par l’ensemble des salarié·es.
« Si on sélectionne les gens sur l’expérience, on se retrouve toujours
avec les mêmes personnes »
Côté recrutement, Cristel de Rouvray est persuadée de la nécessité, quand on est une femme au pouvoir, de « créer des opportunités pour mettre en avant des personnes qui ont moins d’expérience, mais plus de potentiel. Si on sélectionne uniquement sur l’expérience, on se retrouve toujours avec les mêmes personnes ». Pour en venir à ce résultat, le bon calcul ne serait pas « d’attendre de trouver la femme parfaite parce qu’elle a le mérite qu’il faut, mais plutôt de se dire que les hommes se font déjà aider dans tous les sens par beaucoup d’autres personnes. Il est donc temps d’aider les femmes croisées dans notre périmètre ».
« Ma génération aura contribué à dire que « Love is love » »
Au concept désuet de méritocratie, la cheffe d’entreprise préfère donc l’idée de responsabilité individuelle pour changer les mentalités. Elle évoque à ce sujet la philanthropie américaine, qui « permet d’exercer une influence sur les institutions ». L’herbe serait-elle plus verte de l’autre côté de l’Atlantique ? « Je n’irai pas aussi loin. Les Américains parlent beaucoup d’inclusivité, cela ne veut pas dire qu’on soit particulièrement plus safe aux États-Unis en tant que personne LGBTQI+. Et quand on est noir aux USA, la situation reste inadmissible. Nous avons tous beaucoup de progrès à faire. En revanche, l’éducation américaine essaie d’en faire davantage, d’admettre des gens sur des dossiers complets plutôt que sur des examens. En Californie, les universités sont des institutions de mobilité sociale ».
Quand il est question d’avenir, Cristel de Rouvray semble plutôt optimiste, et regarde d’un très bon œil l’état d’esprit des générations futures. « J’ai trois enfants, j’adore être témoin de leurs conversations, parce qu’eux vivent l’acceptation au quotidien ». Elle ajoute : « Ma génération, elle, aura contribué à dire que peu importe sa forme, Love is love ».