Cheveux et carrière : la difficile équation 

Cheveux et carrière : la difficile équation 

Les stéréotypes ont la peau dure… surtout dans le monde du travail ! Malgré une timide évolution des critères de beauté, la discrimination capillaire et le poids des apparences pèsent encore très lourds dans l’évolution de carrière. Analyse.

Par Fabiola Dor

“Qu’est-ce qui s’est passé ce matin ?” “Oulala, c’est quoi cette nouvelle coupe ?” “On dirait les Jackson Five !” “Moi, je préfère quand tu te lisses les cheveux.” Raïssa K., consultante et formatrice en gestion de carrière, a longtemps redouté ces remarques désobligeantes – et non sollicitées. Pour se protéger de ces micro-agressions ordinaires, elle a développé son propre système de défense. “Pendant des années, j’ai porté des perruques et des tissages pour éviter les regards et les commentaires déplacés,” confie-t-elle. Aujourd’hui, Raïssa arbore fièrement ses cheveux texturés, déterminée à briser les stéréotypes qui pèsent sur les femmes qui n’ont pas les cheveux lisses dans le monde professionnel. 

Perception coloniale et raciste 

Son expérience est loin d’être isolée : deux femmes noires ou métisses sur trois modifient la texture de leurs cheveux avant un entretien d’embauche. Parmi elles, 54 % pensent que lisser leurs cheveux leur donne plus de chances d’être prises au sérieux. C’est ce que révèle la New Crown 2023 Workplace Research, une étude publiée par Dove et LinkedIn.

Côté employeurs, 84 % des dirigeants jugent les cheveux lisses appropriés en toutes circonstances, contre 64 % pour des coiffures afrocentriques comme les tresses ou les chignons, selon le Workplace Hair Acceptance Report 2023, une étude britannique de World Afro Day qui lutte contre la discrimination des cheveux afro au travail. Pour Douce Dibondo, autrice queer de La charge raciale : Vertige d’un silence écrasant (2024), cette injonction aux cheveux lisses puise ses racines dans “une perception coloniale et raciste des corps noirs”.

Un exemple concret : un employé d’Air France avec des “tresses africaines nouées en chignon” s’est vu refuser l’embarquement, car la compagnie estimait que ce n’était pas autorisé pour le personnel masculin. Après avoir porté une perruque pendant des années, il a saisi les prud’hommes en 2012. En 2022, la Cour de cassation a tranché et a estimé qu’Air France avait bien discriminé ce steward en interdisant les tresses afro, alors qu’elles étaient autorisées pour les hôtesses de l’air.

Peu présentable 

Se dénaturer pour paraître plus professionnel·e ou intelligent·e ? Guylaine Conquet, ex-présentatrice du journal télévisé en Guadeloupe, a connu cette pression. “J’ai tout mis, tout testé, au point d’abîmer mon cuir chevelu,” regrette-t-elle.

En 2015, après 22 ans de carrière, elle ose enfin l’antenne avec son afro. “Cela n’avait rien d’évident,” se souvient-elle dix ans plus tard. Des téléspectateurs avaient même écrit à la chaîne pour dénoncer son “afro jugé peu présentable”. Les cheveux texturés portent une histoire politique et économique très lourde.” Installée en Floride depuis 2018, elle est désormais conférencière, artiste peintre, et milite pour déconstruire les préjugés autour du cheveu crépu. “Cette texture est inoffensive. Il n’y a aucune raison de vouloir la dompter ou la dénaturer pour la rendre professionnelle”, insiste-t-elle. 

Engagée, Guylaine Conquet a activement soutenu la proposition de loi contre la discrimination capillaire portée par le député de Guadeloupe, Olivier Serva (LIOT). “Il est urgent de protéger les individus contre ce type de préjugés,” défend-elle. Adoptée à l’Assemblée nationale, en mars 2024, et en attente d’être transmise au Sénat, cette loi vise à permettre à chacun et chacune d’être soi-même sans avoir à redoubler d’efforts pour paraître crédible. Si elle est adoptée par les deux assemblées du Parlement, elle sanctionnera la discrimination capillaire, en ajoutant un 26ᵉ critère à l’article premier de la loi contre les discriminations en France.

Les stéréotypes capillaires touchent tout le monde

Au-delà du look, il s’agit surtout d’identité, de dignité et d’égalité des chances. Les cheveux texturés monopolisent souvent le débat, mais la discrimination capillaire est un sujet sérieux, “bien plus qu’une simple question esthétique”, insiste Kenza Bel Kenadil, influenceuse suivie par 260 000 abonnés sur Instagram, qui a subi aussi des déconvenues avec des employeurs. Peu importe qui vous êtes, “les stéréotypes sur l’apparence sont omniprésents en entreprise et pèsent lourdement sur l’évolution de carrière”, assure Jean-François Amadieu, sociologue et auteur de La Société du paraître : Les beaux, les jeunes et les autres

Ces préjugés vont bien au-delà de la couleur de peau. Pour échapper au stéréotype de la “blonde écervelée”, par exemple, 31 % des femmes blondes optent pour une coloration brune. Quant aux hommes, être chauve réduit leurs chances de gravir les échelons de 30 %, selon l’étude de Dove et LinkedIn. 

Responsabilité de l’entreprise

Comment sortir de cette spirale ? Arnaud Dars, ex-membre du Comex et désormais Engineering Director chez Le Boncoin, estime que c’est à l’entreprise de créer un environnement propice à l’affirmation de soi. Il profite d’une culture flexible pour faire son “coming-out capillaire” : “J’ai les cheveux roses depuis samedi, avant j’avais du vert, du bleu et du violet”, précise-t-il en visioconférence. Dans la tech, où l’on valorise l’originalité, son exubérance capillaire est un non sujet. “Je sais que cela n’aurait pas été possible dans un milieu plus corporate”, nuance celui qui a auparavant travaillé dans des environnements plus traditionnels comme EDF et les cabinets de conseil.

Faut-il renoncer à être soi pour évoluer en entreprise ? La réponse est complexe, et deux visions sont défendues. D’un côté, les plus radicaux estiment qu’ils n’ont rien à faire dans une entreprise qui nie leur identité. Arnaud Dars, ex-membre du comex, conseille aux jeunes talents de s’orienter vers une organisation qui respecte leur singularité. Toutefois, il nuance : « Se sentir libre d’être soi-même dans son travail exige une dose de confiance en soi”. Et d’ajouter : “Dix ans plus tôt, je n’avais pas la même assurance”. Ce changement de look, souvent vu comme un acte de rébellion ou une façon de s’affirmer, arrive généralement une fois qu’on a trouvé sa place et fait ses preuves.

Composer avec le poids des biais 

Jean-François Amadieu, sociologue, prône une méthode progressive. Selon lui, il peut être stratégique de d’abord “suivre la norme” avant d’affirmer pleinement son identité. “Tant que les biais persistent dans le monde du travail, une approche trop radicale peut se révéler risquée,” explique-t-il. Exprimer sa singularité ou s’adapter à la norme ? Tout dépend du secteur, du métier, de la stabilité financière et du parcours individuel. 

Isabelle Diglé, responsable diversité et inclusion à BNP Paribas, observe ce phénomène, en particulier chez les femmes noires. “C’est souvent après 10 ou 15 ans de carrière qu’elles se permettent d’afficher des cheveux texturés”, témoigne-t-elle. Pour encourager l’affirmation de soi dans le secteur bancaire, encore très rigide sur le style et l’apparence, elle mène un travail de sensibilisation avec des formations régulières auprès des équipes. “Le modèle ‘venez comme vous êtes’ est loin d’être la norme. Les choses évoluent, mais les stéréotypes ont la peau dure”, admet-elle.

Se déconstruire 

Choisir le bon moment pour revendiquer sa singularité est un véritable défi. “Il m’a fallu presque dix ans de déconstruction pour oser aller au travail avec mes cheveux naturels”, conclut Raïssa K., fière d’avoir franchi ce cap. C’est à coup de lectures et de podcasts qu’elle réalise que ses choix capillaires n’étaient pas anodins, mais dictés par la peur de voir sa carrière freinée par des préjugés.