Alors que le social reste encore le parent pauvre de l’ESG (critères environnementaux, sociaux et de gouvernance), certains fonds de Capital Venture font le pari de la diversité. Focus sur ces fonds spécialisés qui misent sur les stratégies DE&I pour aller chercher de la performance.
Par Fabiola Dor
Quand on s’intéresse un peu à la “start-up nation”, l’impact investing s’invite rapidement dans la conversation. Toutefois, “mêler finance et inclusion reste une mission complexe”, démystifie d’emblée Guillaume Capelle, fondateur de Singa, une association qui facilite l’intégration des personnes réfugiées et migrantes. L’entrepreneur social en connaît un rayon sur le sujet. Lui qui est aussi investisseur engagé auprès d’Impact Partners, une plateforme de financement spécialisée dans la justice sociale, travaille actuellement sur la création d’un fonds de 80 millions d’euros destiné à soutenir les entrepreneurs exilés. Ce projet s’inscrit dans la lignée d’autres modèles anglo-saxons dédiés aux migrants, à l’instar d’ Unshackled Ventures aux États-Unis ou encore NoLabel Ventures au Royaume-Uni.
Convaincre les investisseurs institutionnels
Les causes sont nobles et même si de nombreuses études – notamment celles de BCG et McKinsey – démontrent l’impact positif de la diversité sur la croissance, convaincre les LP’s (investisseurs institutionnels) de l’importance de ces enjeux reste un véritable parcours du combattant. “Il faut faire un gros travail de pédagogie pour éviter la stigmatisation”, témoigne Fabrice Do Rego, fondateur de The Blueprint VC, un fonds early-stage de 30 millions d’euros, basé à Bruxelles, qui allie rentabilité et impact social. “Nous ne sommes pas un programme pour les minorités, mais notre thèse soutient les équipes diversifiées, tant sur le plan du genre que de l’origine”, précise l’investisseur.
Ses inspirations : Harlem Capital à New-York et Cornerstone VC, un fonds britannique ayant levé 20 millions de livres sterling (environ 24 millions d’euros) pour soutenir des fondateurs issus de minorités ethniques. En Europe, selon un rapport livré par le fonds Atomico, moins de 1% des entrepreneurs se sont identifiés comme noirs, africains ou caribéens, et ces répondants ne représentent que 0,5% des fondateurs ayant levé du capital.
Près d’un milliard d’euros investis
Si c’est si complexe, pourquoi les investisseurs se tournent-ils vers ce créneau ? Est-ce une nouvelle lubie des acteurs de l’ESG – comprendre Environnement, Social et Gouvernance pour les non-initiés ? Contrairement aux idées reçues, les fonds VC axés sur l’inclusion “ne sont pas nouveaux”, clarifie Guillaume Capelle. Il cite l’exemple de Citizen Capital, lancé en 2008 par Laurence Méhaignerie et Pierre-Olivier Barennes, un fonds qui soutient des entreprises répondant à des enjeux sociaux ou environnementaux.
Alors, qu’est-ce qui a changé ? La taille du gâteau. Tous les experts évoquent une véritable dynamique de marché. “Au début, l’impact investing représentait un petit véhicule de 10 millions d’euros. Aujourd’hui, on parle plutôt d’un milliard d’euros investi”, estime le fondateur de Singa. Le dernier rapport de France Digitale, Mouvement Impact France et Bpifrance Le Hub confirme cette tendance, avec une progression de 6 % du nombre de start-up engagées sur des enjeux sociaux et/ou environnementaux, même si le secteur social reste à la traîne.
Répondre aux enjeux de société
Même son de cloche pour Sista Fund, qui adopte une approche “gender-lens” en investissant dans des entreprises où les femmes détiennent au moins 30 % du capital. Lancé en 2022 par Tatiana Jama, cofondatrice de l’association Sista, qui lutte contre le gap financier des fondatrices de start-up, le fonds vient de boucler un tour de table de 30 millions d’euros auprès du Fonds européen d’investissement (FEI). Cette enveloppe, la plus importante pour un fonds axé sur le genre, envoie un signal fort au marché. “Nous avons une occasion unique de prouver que l’investissement dans la diversité est rentable”, se réjouit Isabelle Gallo, managing partner de Sistafund.
Les ambitions de Sista Fund vont au-delà des enjeux financiers. “Nous redéfinissons le capital-risque, libérons un potentiel inexploité du côté des femmes entrepreneures et posons un exemple fort pour les générations futures, en Europe et au-delà”, explique Tatiana Jama. En effet, Sista Fund s’attaque à un véritable problème structurel : les équipes exclusivement féminines captent seulement 7 % des financements et à peine 2 % des montants levés. Pire, parmi celles qui tirent leur épingle du jeu, 94 % des opérations restent inférieures à 15 millions d’euros, selon le baromètre SISTA x BCG publié en juin 2023. “Les inégalités se creusent. Après six ans, les levées de fonds des femmes stagnent, tandis que celles des hommes continuent de croître”, alerte Alexia Reiss, déléguée générale de Sista. Sans changement, l’écosystème d’innovation se prive de la moitié de son potentiel.
Créer de nouveaux récits
Au-delà de l’aspect capitalistique, l’écosystème commence à montrer une prise de conscience, bien que timide. En théorie, tous les acteurs s’accordent sur la nécessité de financer de nouveaux modèles de réussite. “Tout le monde en a un peu marre du modèle actuel. Et la French Tech commence à comprendre qu’elle a la responsabilité de créer de nouveaux récits de diversité et de valoriser d’autres success stories”, renchérit Julia Ménayas, responsable France d’Identity VC. Ce fonds pré-seed qui vise 50 millions d’euros d’ici 2025, se concentre sur les entrepreneur·e·s LGBTQIA+ dans la tech, le software, les marketplaces et le SaaS.
Un chiffre illustre l’ampleur du défi : 75 % des personnes LGBTQ+ se sentent obligées de cacher leur identité aux investisseurs. C’est pourquoi Identity VC cherche à créer un safe space où ces entrepreneur·e·s peuvent être pleinement eux-mêmes. En parallèle, le fonds consacre 10 % de ses management fees et de sa performance à GiveOut, une association qui défend les droits des personnes LGBTQIA+. “C’est réinjecter l’argent pour faire avancer la société”, ajoute la Partner France.
Business is business
Mais soyons lucides. Il ne s’agit pas de philanthropie ! Les fonds VC dédiés à l’inclusion suscitent de grands espoirs pour un monde meilleur, mais ils se distinguent nettement des dispositifs tels que les subventions, les prêts d’honneur ou les programmes de blended finance (fonds publics). Ces derniers privilégient une approche avant tout sociale, avec l’idée de soutenir des initiatives ou sensibiliser des publics éloignés de l’entrepreneuriat souvent sans objectif de rentabilité et parfois à perte. “Le ROI [retour sur investissement] est faible, mais l’impact sociétal est fort”, explique Guillaume Capelle. Leur ambition, par exemple, peut être d’encourager les femmes ou les jeunes des quartiers à lancer leur première entreprise.
À l’inverse, les fonds VC axés sur l’inclusion ne transigent pas sur les résultats financiers. “Nous appliquons les mêmes critères qu’un fonds classique, avec les mêmes exigences de performance”, affirme Julia Ménayas. “L’étiquette DE&I ne doit en aucun cas nuire à la crédibilité de la croissance.” D’ailleurs, même s’ils sont très engagés, tous les investisseurs interrogés partagent une ambition commune : générer des retours sur investissement de 10 à 20 fois la mise initiale sur une période de 7 à 10 ans.
Pour Benjamin Kayser, l’un des LP’s de Tremplin Capital – un fonds de pré-amorçage lancé en 2022, dédié aux quartiers prioritaires et aux Outre-mers – il est urgent de cesser d’opposer performance, impact et inclusion. “Si l’on continue de financer les mêmes personnes, encore et encore, je ne vois pas comment il sera possible d’innover pour répondre aux enjeux du monde de demain”, conclut-il, tout en soulignant la complexité du challenge.