Adeline Ferrante, productrice et fondatrice de la maison de production Fougue, et Narjes Bahhar, journaliste musicale et responsable éditoriale du rap français chez Deezer, voient l’industrie musicale évoluer de l’intérieur. Pour têtu·connect, elles décryptent la lente féminisation en cours et les combats à mener pour plus de parité. Interview croisée.
Par Aimée Le Goff
En matière de discrimination de genre, l’industrie musicale ne fait pas exception. Comment la situation évolue-t-elle ?
Narjes Bahhar : On est encore très loin de la parité, mais beaucoup de changements se sont produits ces dernières années, à la fois grâce au mouvement #metoo et à de nouveaux positionnements sur l’échiquier musical. Des espaces plus sécurisés ont été créés avec des femmes à des endroits stratégiques. On a davantage de rappeuses visibles et de chanteuses érigées au rang de pop star, ce sont des signaux positifs pour la suite. La démocratisation des plateformes de streaming a également contribué à apporter plus de visibilité et plus de crédibilité à des artistes féminines. Grâce aux réseaux sociaux, beaucoup d’entre elles arrivent à s’illustrer hors du circuit traditionnel, à se créer une communauté. Si on est loin de la représentation paritaire dans le secteur mainstream, un effort collectif est à noter dans les cercles plus underground, avec beaucoup plus de profils féminins visibles.
Adeline Ferrante : La situation évolue un peu dans la mesure où il y a plus de femmes dans l’industrie de la musique, dans les maisons de disque, dans les métiers du numérique avec les plateformes, chez les distributeurs…Mais elles n’occupent que très rarement des postes de cadre. Beaucoup travaillent dans les champs de la communication ou occupent des postes « au service de », trop peu occupent des postes la direction. On compte beaucoup d’assistantes de production par exemple, qui sont là pour veiller à ce que les doléances des artistes soient respectées. Sur les plateaux, on voit des femmes porter des bobines de câbles, les ingénieurs son/lumière restent majoritairement des hommes. On compte moins de femmes dirigeantes dans les grands labels que de doigts sur la main, et elles officient surtout dans les majors. Il est temps que cela diffuse partout ailleurs.
Quelles sont les actions prioritaires à mener pour plus de parité dans le secteur ?
Adeline : Nous avons besoin à la fois du soutien des institutions mais aussi d’initiatives militantes, explorées notamment dans le réseau underground. L’underground permet une radicalité artistique, un « non-formatage ». Les programmes de mentorat sont aussi à encourager. Je pense au programme Mewem, initié par la FÉLIN (Fédération nationale des labels et distributeurs indépendants) auquel j’ai participé en tant que mentorée en 2023. Il est piloté par Hélène Larrouturou, un rôle modèle car elle a d’abord été mentorée et aujourd’hui, elle en est la Directrice générale. Plutôt qu’une formation didactique, Mewem propose des workshops avec des mises en situation pour apprendre à pitcher son projet en public, à aborder les enjeux de l’industrie, à faire face à des situations discriminantes, etc. Il aide à prendre confiance en soi et met en réseau les mentorées avec des personnes installées dans l’industrie. Je pense également à l’association More Women On Stage, qui se bat pour plus de représentation sur scène et dans l’industrie musicale. La parité passe aussi tout simplement par plus de femmes programmées sur scène, et par davantage de rôles modèles et de femmes intervenantes dans les écoles de formations professionnelles, car tout se joue chez les jeunes générations.
Narjes: Il y a deux choses à faire, à la fois chez les grandes maisons de disque mais aussi chez les labels indépendants. Je prends l’exemple de DIVA, label fondé par Lola Levent, qui signe beaucoup de femmes queer et qui a élaboré une charte de bonne conduite pour proposer à ses partenaires de réfléchir aux questions sur la création d’un environnement sain, l’utilisation des bons mots, etc. Le label VOLTA +, autre structure indépendante fondée par Oriana Convelbo, tient aussi à valoriser les personnes minorisées. Sinon, à certains endroits clés, on a encore besoin de non-mixité pour faire évoluer les choses, par exemple dans le cadre associatif, dans certains collectifs. La non-mixité peut amener les conversations nécessaires dans des cercles plus institutionnels.
Et vous, avez-vous été confrontées à des situations discriminantes au travail ?
Narjes: Plus d’une fois ! On a beau essayer de faire ce qu’on aime, à compétences égales, le chemin est toujours plus long pour les femmes. On n’a pas les mêmes propositions, on doit multiplier les casquettes. Très peu de femmes font du journalisme musical ou ont leur propre émission. La plupart sont chroniqueuses dans des émissions dirigées par des hommes et mettent beaucoup plus de temps à être identifiées ou identifiables. On est donc plus vite remplaçables. On se fait appeler « la journaliste » là où les collègues masculins sont appelés par leur nom. En fait, on peut nous effacer très rapidement.
Adeline : Ayant commencé très jeune, on m’a souvent prise pour la copine de l’artiste. Ma présence ne semblait pas légitime, encore moins à un poste de manager ou de productrice. J’ai surtout été témoin de beaucoup de situations de misogynie du quotidien et de discrimination raciale. Les questions de parité hommes-femmes doivent à mon sens élargir l’inclusion aux personnes racisées, aux minorités de genres, pour toujours plus de diversité, notamment dans les commissions artistiques, les conseils d’administration, les instances décisionnaires. C’est avec ce regard incarné qu’on pourra s’assurer d’une diversité effective, pas juste d’une politique de quotas. Aujourd’hui, je suis très inquiète pour les droits des personnes trans.
Que font vos entreprises respectives pour avancer sur ces sujets ?
Narjes : Chez Deezer, nous avons institué une charte qui édicte les mesures à prendre pour plus d’inclusivité, en termes de recrutement, d’équilibre travail-famille, de congé parental, etc. Nous avons aussi mis en place La Relève, un programme qui valorise la nouvelle génération d’artistes hip-hop et qui, cette année, promeut beaucoup d’artistes féminines. Deezer soutient également Mewem. En interne, notre comité de direction compte 50% de femmes et un tiers de nos cadres sont des femmes. En tant qu’entreprise de la tech, nous sommes partenaires de l’école d’informatique inclusive Ada Tech, où nous intervenons.
Adeline : Chez Fougue, j’ai mis en place une charte qui sensibilise aux violences sexistes et sexuelles (VSS). Je veille à ce qu’il n’y ait jamais aucun problème, en studio ou ailleurs. Dans les contrats, je prévois une clause morale préventive sur le sujet. Il est essentiel pour moi de pouvoir discuter très simplement avec les artistes et plus largement les collaborateur.ices de la prévention des VSS. Chez des partenaires ou collègues, j’ai pu observer de nouvelles pratiques se mettre en place. Des festivals par exemple qui se réservent le droit d’annuler un concert dans le cas où l’artiste programmé·e serait impliqué·e par une affaire de VSS. Pour le moment, c’est une clause exclusivement morale car le cachet doit être payé au producteur dans ce cas précis d’annulation, mais elle permet de sensibiliser les festivals, les tourneurs, les producteurs, etc. Pour la salle ou le festival qui achète le concert, il n’y a pas de protection en cas de « dé-programmation ». La question du rôle des assurances, dans ce cas précis, se pose. C’est un gros chantier, intéressant et important à mener. Il interroge l’idée d’une clause légale d’annulation à instaurer si quelqu’un commet une agression, qu’elle soit verbale ou physique.
Narjes, les rappeurs sont souvent associés à beaucoup de misogynie. Comment concilier amour du rap et combat féministe ?
Narjes : La misogynie dans le rap est à l’image de celle présente partout ailleurs dans notre société. Il peut y avoir des biais de genre et des stéréotypes massivement véhiculés par les rappeurs, des énormités entendues dans leurs morceaux, mais c’est la même chose sur les chaînes à forte audience. Rien n’est différent ailleurs. Jusqu’ici, j’ai eu affaire à des artistes très cordiaux. Ce sont des professionnels, il y a parfois des choses qui sont dites dans les morceaux qui sont indépendantes des personnes qu’on rencontre. Mais bien sûr, en tant que programmatrice, je me dois d’engager des réflexions sur ces questions. C’est essentiel pour le métier qu’on exerce.